Beckett – L’expulsé

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Le perron n’était pas haut. J’en avais compté les marches mille fois, aussi bien en montant qu’en descendant, mais le chiffre ne m’est plus présent, à la mémoire. Je n’ai jamais su s’il fallait dire un le pied sur le trottoir, deux le pied suivant sur la même marche, et ainsi de suite, ou si le trottoir ne devait pas compter. Arrivé en haut des marches je butais sur le même dilemme. Dans l’autre sens, je veux dire de haut en bas, c’était pareil, le mot n’est pas trop fort. Je ne savais par où commencer ni par où finir, disons les choses comme elles sont. J’arrivais donc à trois chiffres totalement différents, sans jamais savoir lequel était le bon. Et quand je dis que le chiffre ne m’est plus présent, à la mémoire, je veux dire qu’aucun des trois chiffres ne m’est plus présent, à la mémoire. Il est vrai qu’en retrouvant, dans ma mémoire, où il se trouve certainement, un seul de ces chiffres, je ne retrouverais que lui, sans pouvoir en déduire les deux autres. Et même si j’en récupérais deux, je ne saurais pas le troisième. Non, il faudrait les retrouver tous les trois, dans ma mémoire, pour pouvoir les connaître, tous les trois.  C’est tuant, les souvenirs. Alors il ne faut pas penser à certaines choses, à celles qui vous tiennent à cœur, ou plutôt il faut y penser, car à ne pas y penser on risque de les retrouver, dans sa mémoire, petit à petit. C’est-à-dire qu’il faut y penser pendant un moment, un bon moment, tous les jours et plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que la boue les recouvre, d’une couche infranchissable. C’est un ordre


Univers Beckett – La falaise

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Fenêtre entre ciel et terre on ne sait où. Elle donne sur une falaise incolore. La crête échappe à l’œil où qu’il se mette. La base aussi. Deux pans de ciel à jamais blanc la bordent. Le ciel laisse-t-il deviner une fin de terre? L’éther intermédiaire? D’oiseau de mer pas trace. Ou trop claire pour paraître. Enfin quelle preuve d’une face? L’œil n’en trouve où qu’il se mette. Il se désiste et la folle s’y met. Emerge enfin d’abord l’ombre d’une corniche. Patience elle s’animera de restes mortels. Un crâne entier se dégage pour finir. Un seul d’entre eux que valent de tels débris. Du coronal il tente encore de rentrer dans la roche. Les orbites laissent entrevoir l’ancien regard. Par instants la falaise disparaît. Alors l’œil de voler vers les blancs lointains. Ou de se détourner de devant.

Univers Beckett – Mal vu mal dit

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De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de toute vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. A Vénus. Devant l’autre fenêtre. Assise raide sur sa vieille chaise elle guette la radieuse. Sa vieille chaise en sapin à barreaux et sans bras. Elle émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue. Garder la pose est plus fort qu’elle. Se dirigeant debout vers un point précis souvent elle se fige. Pour ne pouvoir repartir que longtemps après. Sans plus savoir ni où ni pour quel motif. A genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours. Les mains posées l’une sur l’autre sur un appui quelconque. Tel le pied de son lit. Et sur elles sa tête. La voilà donc comme changée en pierre face à la nuit. Seuls tranchent sur le noir le blanc des cheveux et celui un peu bleuté du visage et des mains. Pour un œil n’ayant pas besoin de lumière pour voir. Tout cela au présent. Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie.

Cela ne fait rien. Plus rien. Tant il est vrai que les deux sont mensongers. Réel et -comment mal dire le contraire? Le contrepoison.

Parti pas plus tôt pris ou plutôt bien plus tard que comment dire? Comment pour en finir enfin une dernière fois mal dire? Qu’annulé. Non mais lentement se dissipe un peu très peu telle une dernière traînée de jour quand le rideau se referme. Piane-piane tout seul où mû d’une main fantôme millimètre par millimètre se referme. Adieu adieux. Puis noir parfait avant-glas tout bas adorable son top départ de l’arrivée. Première dernière seconde. Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout dévorer. Goulûment seconde par seconde. Ciel terre et tout le bataclan.. Plus miette de charogne nulle part. Léchées babines baste. Non. Encore une seconde. Rien qu’une. Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur.

Univers Beckett – Cap au pire

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Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore.

Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit.

Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.

Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.

D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l’autre. Dégoûté de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon.

Assez. Soudain assez. Soudain tout loin. Nul mouvement et soudain tout loin. Tout moindre. Trois épingles. Un trou d’épingle. Dans l’ obscurissime pénombre. A des vastitudes de distance. Aux limites du vide illimité. D’où pas plus loin. Mieux plus mal pas plus loin. Plus mèche moins. Plus mèche pire. Plus mèche néant. Plus mèche encore.

Soit dit plus mèche encore.

la question du dehors

le devoir

je dis bien

LE DEVOIR

de l’écrivain, du poète

n’est pas d’aller s’enfermer lâchement dans un texte, un livre, une revue dont il ne sortira plus jamais

mais au contraire de sortir

dehors

pour secouer

pour attaquer

l’esprit public,

sinon à quoi sert-il?

Et pourquoi est-il né?

 

(Antonin Artaud, lettre à René Guilly, 7 février 1948)